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Richard Rorty

Richard Rorty, philosophe américain, est décédé le 8 juin dernier. Sa philosophie, rattachée au courant du pragmatisme, constamment en débat avec les grandes pensées philosophiques passées et contemporaines, américaines ou continentales, peut se révéler passionnante pour éclairer différents débats actuels dans la doctrine juridique et dans le domaine de la théorie du droit.
Richard Rorty est né le 4 octobre 1931 à New York. Philosophe formé dans la tradition analytique, passionné par les orchidées sauvages et, ce qui n’est pas antinomique, défenseur d’une philosophie dite « pragmatique » qui critique la rationalité et de son cortège de prétentions à la validité, telle qu’elle est défendue depuis Kant jusqu’à Habermas, il soutient l’idée que chercher un quelconque fondement rationnel à la connaissance est vain, et ne peut en tout cas assurément pas se trouver dans l’idée qu’il est possible de représenter la réalité dans des propositions redevables de quelque façon que cela soit au(x) critère(s) de la vérité.

Richard Rorty, philosophe à la démarche initiale donc assez "classique" qui l’a poussé à s’intéresser à des problèmes complexes d’épistémologie, s’est aussi rapidement concentré sur les implications de ses positions théoriques (notamment le rejet des notions de vérité, d’objectivité) dans le domaine de la réflexion sur le fondement des valeurs et sur une réflexion plus générale sur le statut de la société démocratique.

Il écrit, pour définir sa démarche dans ce domaine :

" ceux qui souhaitent réduire l’objectivité à la solidarité - appelons les "pragmatistes" - ne réclament ni une métaphysique ni une épistémologie. Ils considèrent la vérité, conformément à la formule de James, comme ce qu’il est avantageux pour nous de croire. Aussi n’éprouvent-ils pas le besoin de rendre compte d’une relation de "correspondance" entre les croyances et les objets, pas plus que des capacités cognitives de l’homme qui garantissent que notre espèce est capable de prendre part à une telle relation. Pour eux, le fossé qui sépare la vérité et la justification ne demande pas à être franchi au moyen d’une opération consistant à isoler un type à la fois naturel et transculturel de rationalité, pouvant être utilisé pour critiquer certaines cultures et féliciter les autres ; il s’agit seulement à leurs yeux du fossé qui existe entre ce qui est actuellement bon et ce qui pourrait être meilleur. D’un point de vue pragmatiste, lorsqu’on dit que ce qu’il est pour nous actuellement rationnel de croire peut ne pas être vrai, c’est comme si l’on disait que quelqu’un peut toujours se présenter une meilleure idée (...). Pour les pragmatistes, le désir d’objectivité ne se confond pas avec le désir de se soustraire aux limitations de sa communauté ; il s’agit simplement du désir d’une entente intersubjective aussi étendue que possible, du désir d’étendre la référence du "nous" aussi loin que nous pouvons."

Comme le commente Jean-Pierre Cometti,

"Lorsqu’on considère sous cette lumière les formes que prend notre adhésion à certains standards culturels, l’ethnocentrisme devient l’expression que l’on est amené à donner aux conditions dans lesquelles nous manifestons notre rapport aux valeurs. Mais cette expression, peut-être trop provocante, prête fâcheusement à confusion. Le penseur ethnocentrique, dans cette perspective, n’est pas celui qui prend aveuglément fait et cause pour les seules valeurs de sa communauté, au mépris de toutes les autres. L’ethnocentrisme dont parle Rorty appartient à ceux qui, au contraire, ont intégré l’évidence d’une pluralité leur interdisant de tenir leurs valeurs pour les seules – et a fortiori les seules vraies –, sans toutefois les autoriser à abandonner tout point de vue qui, de quelque nature qu’il soit, doit bien être ou devenir le leur. Nous retrouvons ici une expression de l’illusoire objectivité que la solidarité se verrait opposer s’il fallait souscrire à un quelconque point de vue de Dieu" (J-P Cometti, Le philosophe et la poule de Kircher, Lyber, 1997 ).

Très vite, Rorty, qui assume donc l’idée que le pragmatisme relève d’une conception ethnocentriste et relativiste (c’est à dire ouverte et tolérante), sans sombrer dans une version remaniée d’un quelconque utilitarisme, propose donc d’abandonner les idées d’objectivité, de représentation, de vérité, et de les remplacer par ce qu’il nomme la solidarité.

Pour lui en effet, pour reprendre le titre d’un des articles de son ouvrage "Objectivisme, relativisme et vérité", ce qui compte est finalement de consacrer "la priorité de la démocratie sur la philosophie".

Cette position assez "radicale" se heurte rapidement à des convictions, des idéologies, et des conceptions bien établies.

Comme Rorty l’admet lui-même, le pragmatisme est difficilement accepté car il abouti à déprécier des "sortes de confort métaphysiques auxquelles notre tradition intellectuelle a été accoutumée".

Ainsi, par exemple, le relativisme du juriste qui endosserait la position pragmatique aboutirait à le faire contester l’idée que

"l’appartenance à notre espèce biologique entraîne avec elle certains "droits", notion qui ne semblerait susceptible d’avoir un sens que si les similitudes biologiques pouvaient impliquer la possession d’un caractère non biologique, quelque chose qui relie notre espèce à une réalité non humaine, et confère ainsi à l’espèce une dignité morale. L’image des droits biologiquement transmis, est si fondamentale pour le discours politique des démocraties occidentales, que nous ressentons comme un trouble à l’idée que la "nature humaine" puisse ne pas être un concept moral de quelque utilité".

Rorty combat ici l’image réaliste "classique" qui cherche à fonder sur une quelconque "nature humaine" le fait que l’on pourrait donner des raisons objectives, indépendantes de la façon dont nous vivons effectivement, à l’idée que les êtres humains possèdent de toute humanité des droits inaliénables.

Pour lui,
" le fait de dire que certaines personnes ont des droits revient simplement à dire que nous devons les traiter de certaines façons. Ce qui ne veut pas dire que cela nous donne une raison pour les traiter des ces façons-là."

Rorty veut ici montrer qu’aucun fondement moral a priori d’une nature prédéfinie de l’homme n’est nécessaire pour justifier le fait que nous devions traiter nos semblables d’une certaine façon. Point n’est donc besoin de chercher à fonder le discours sur les droits de l’homme sur une quelconque conception morale a priori de la "nature humaine", concept dont aucun droit ne peut découler naturellement, si l’on ose dire.

Rorty, par ce type de formules souvent sorties de leur contexte (comme c’est le cas ici d’ailleurs…), est alors rapidement perçu comme un philosophe inquiétant en ce qu’il affirme et assume, comme pour aggraver son cas, l’idée que notre désir d’objectivité, de fondation rationnelle, relève plus de la peur de la mort inscrite en chacun de nous que d’une démarche philosophique indispensable au soutien d’un système de pensée et surtout au soutien d’une vie libre dans une société donnée.

Le philosophe chemine ici à côté de la tradition américaine qui tente de penser la démocratie au travers d’une enquête sur la « capacité de chacun de juger du bien et de refuser un pouvoir qui ne respecte pas ses propres principes », pour reprendre la présentation de louvrage de Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine, Houdiard ed., 2004.

Mais au final, dire que chercher des raisons pour traiter ses semblables d’une certaine façon est vain vise juste à essayer de nous montrer que ce type de fondement d’une connaissance des droits (par exemple) et de leur revendication n’est pas indispensable, et que les mêmes effets peuvent être atteints pour les individus en société sans recourir à ce type de secours métaphysique. Finalement, ce que Rorty essaye de montrer, plutôt que de démontrer, c’est que l’on peut lâcher la rampe du réalisme philosophique classique, même en des matières aussi essentielles que la réflexion sur la garantie des droits, sans y perdre aucune garantie non plus qu’aucun « confort » démocratique.

Rorty assume alors pleinement une vision (plus qu’une conception et surtout qu’une théorie) qu’il nomme lui-même "contingente, ironique et solidaire" de l’activité philosophique (et de la condition humaine d’ailleurs), activité largement tournée vers le dialogue politique et la solidarité au sens large d’une intersubjectivité la plus étendue possible, plus que vers l’élaboration d’un système philosophique clos et abstrait.

Il est alors tentant d’oser un rapprochement entre ce pragmatisme philosophique et certains courants théoriques juridiques contemporains.

De nombreuses pages seraient nécessaires pour faire le tour de la question de façon générale, et les rapports entre le pragmatisme et la théorie du droit restent à étudier. Nous retiendrons juste ici le rapprochement avec un courant de plus en plus diffusé et connu, le réalisme de l’interprétation français.

Dans sa lutte contre l’essentialisme (il existerait une « essence » des choses qu’il faudrait découvrir et à laquelle on pourrait confronter nos théories), le fondationnalisme (il serait absolument nécessaire que toute théorie repose sur un fondement premier incontestable, soir découvert, soit postulé) et le caractère absolu des valeurs (l’idée qu’une valeur, pour pouvoir même disposer de ce caractère doit être universellement valide ou validable), à travers le refus d’une validité rationnellement fondée, ainsi que dans la tentative de rapprocher démarche épistémologique et questionnement politique (même si Rorty refuse de fonder directement la théorie politique sur des présupposés philosophiques), la philosophie de Rorty appelle assez naturellement des rapprochements avec la théorie réaliste de l’interprétation (TRI).

Le relativisme et le pluralisme de la TRI, conséquence directe du choix positiviste dans le quel s’inscrit la démarche réaliste, dans la droite ligne d’ailleurs de Kelsen sur ce point (cf. l’article de Philippe Raynaud aux Mélanges Michel Troper, "Positivisme juridique et démocratie", p. 871 et ss.), se fonde sur les mêmes présupposés et vise les mêmes objectifs, à savoir ruiner une certaine conception de l’objectivité, c’est-à-dire, plus largement, l’idée que la validité d’un énoncé (juridique par exemple) se fonde sur un rapport de conformité à des principes rationnelllement valides et fondés a priori.

Par son refus d’imposer, à travers une défense de l’universalité des valeurs, des normes (ou de certaines d’entre elles), à la fois une certaine conception de ces valeurs et des ces normes ainsi qu’une conception de la façon dont il faut les déterminer et surtout les fonder, le pragmatisme s’oppose alors nettement à la philosophie de Habermas (à son éthique communicationnelle) qui incarne actuellement cette conception d’un lien nécessaire entre la validité d’une norme ou d’une valeur et un rapport à l’objectivité, ainsi qu’à la construction d’une démocratie procédurale basée sur de tels principes, telle qu’on la trouve présentée dans son ouvrage Droit et démocratie.
Cette critique de la philosophie habermassienne est reprise explicitement par Oliver Cayla notamment dans sa thèse « La notion de signification en droit » (Paris II, 1992), à travers la critique de l’absence de réflexion sur la domination dans la présentation de la notion de situation « parole idéale » du philosophe allemand.
Elle l’est aussi, plus indirectement, par Michel Troper quand celui-ci affirme le primat de la décision, de l’interprétation, sur la signification objective des normes juridiques.

Derrière ces attaques du pragmatisme et du réalisme de l’interprétation contre la fondation « pure », universelle, objective des valeurs et de la validité, contre la mise à distance de la réalité des inévitables rapports de force qui sont toujours présents dans la production de signification par les êtres humains, se cache bien sûr une intention qui dépasse la simple rivalité de position philosophique ou théorique.

Se joue surement sur ce terrain également la défense ou l’illustration d’une certaine conception de la responsabilité de la place et des actions des individus dans leur communauté.

Cette idée se révèle assez bien par un point qui rapproche en effet également le pragmatisme et la TRI : celui de l’implication de la parole philosophique dans la vie et dans le débat public. Si ce point est moins directement assumé et revendiqué par les tenants de la TRI, il est certain que les conceptions du réalisme français de l’interprétation permettent de joindre la défense d’un système théorique et position(nement) dans le débat public.

Les textes d’Olivier Cayla montrent assez clairement, dans toute leur acuité critique, ce lien entre point de vue théorique et engagement dans le débat public (cf. par exemple Le droit de ne pas naître, avec Yan Thomas, Gallimard 2002).
Ce point de vue politique critique est évidemment largement lié, dans le pragmatisme, comme dans la réalisme, avec l’idée que rien n’est objectivement et a priori valide indépendamment des choix effectifs qui ont été faits par une communauté d’êtres humains dans un contexte déterminé. Cette responsabilité des choix incombe entièrement à ceux qui en sont les auteurs, ce qui leur donne leur validité, rapidement c’est vrai assimilée à l’effectivité. Aucune autorité extérieure, aucun point de vue de dieu possible pour soutenir, justifier ou valider une idée, une action. Pleinement maître de la détermination de la signification, celui qui « juge » et agit en jugeant en est également pleinement responsable car il en est l’auteur.

Si comme le soutient Rorty, "les pragmatistes veulent nous aider à comprendre qu’il faut cesser de croire que nous avons la moindre obligation à l’égard de quelque substitut de Dieu", alors peut apparaître ce point commun au pragmatisme et au réalisme juridique : la reconnaissance de la liberté et de la responsabilité des hommes, non envers quelque instance normatrice extérieure, mais envers les autres hommes.

Cette idée que chacun, chaque individu, mais aussi sans doute chaque institution, si on lui reconnaît le droit de déterminer librement la signification des actes qu’il produit, est responsable de celle-là et de ceux-ci, dans une communauté donnée à un moment donné, c’est-à-dire, envers d’autres personnes, rejoint bien ce que Rorty affirme en disant que, "parce que nous sommes partisans de la solidarité, notre explication de la valeur de la recherche humaine repose sur une base exclusivement éthique, nullement sur une théorie de la connaissance ou une métaphysique".
Et le philosophe américain poursuivait dans cette démarche en avouant que « à l’instar des philosophes dits « post-modernes » et des pragmatistes auxquels je m’associe, on peut tenir pour négligeables les questions traditionnelles de la métaphysique et de l’épistémologie, parce qu’elles n’ont aucune utilité sociale » (P. Engel et R. Rorty, A quoi bon la vérité ?, Grasset, 2005, prix conseillé 12 euros).

Bien sûr il ne s’agit pas là de désavouer ou de condamner toute démarche philosophique, théorique en elle-même. Et même si l’espoir peut être préféré au savoir, il s’agit plutôt de s’interroger sur le rapport au « monde social », à un monde social, à une forme de vie, de la démarche théorique et des concepts qu’elle produit et véhicule.

Réalisme juridique et pragmatisme, dans leur recherche, leur enquête sur « la constitution de la communauté et du social à partir de la voix individuelle » (pour reprendre l’expression de Sandra Laugier à propos d’Emerson et Wittgenstein dans Une autre pensée politique américaine précité), se rejoignent alors sur une conception de ce que l’on peut appeler une éthique de la liberté et de la responsabilité, des individus et des institutions en démocratie.

Théories radicalement de(con)structrices des mythologies, des idéologies dominantes, dans le domaine philosophique ou juridique, le pragmatisme et le réalisme de l’interprétation appellent à repenser le rapport à la raison, à la modernité, à l’enquête philosophique et (donc ?) personnelle et, si l’on peut débattre sur un grand nombre de leurs développements, elles ont l’extraordinaire mérite de réveiller tout à la fois en chacun le lecteur et le citoyen. Richard Rorty, maintenant disparu, nous lègue une part de cette difficile tâche.

Source : theoriedudroit.net