Les énoncés juridiques à l’indicatif valent impératif. Ou quand le Conseil constitutionnel, faisant appel à l’esprit du droit, envenime une querelle philosophique.
« Considérant, en quatrième lieu, que, l’emploi du présent de l’indicatif ayant valeur impérative, la substitution du présent de l’indicatif à une rédaction formulée en termes d’obligation ne retire pas aux dispositions du nouveau code du travail leur caractère impératif ». (Décision du Conseil constitutionnel du 17 janvier 2008, 2007-561 DC, cons. n° 17).
Dans cette décision, portant sur la loi ratifiant l’ordonnance 2007-329 relative au code du travail, le Conseil nous apprend (confirme ?) donc que lorsqu’un texte est rédigé dans la forme « l’employeur informe le salarié », il faut y lire l’équivalent d’un commandement qui exprime qu’il est impératif (obligatoire, au sens fort du terme) pour l’employeur d’informer le salarié, c’est-à-dire que "l’employeur doit (impérativement) informer le salarié".
L’affaire serait donc entendue. La rédaction d’un texte juridique, en usant de l’indicatif, obligerait à voir dans l’énoncé en question un énoncé de type impératif.
L’indicatif « vaut » donc impératif.
Mais peut-on croire le Conseil constitutionnel ?
Pour les juges constitutionnels donc, la norme, qui se présente comme un énoncé (porteur d’une description) sur un mode indicatif serait en réalité un énoncé (porteur d’une obligation) sur un mode impératif.
En rappelant cela, les juges constitutionnels ne prétendent pas faire grande découverte et paraissent se rattacher à la conception la plus classique de ce en quoi consiste un texte juridique, c’est-à-dire un commandement, une prescription, une obligation, tous ces termes étant pris à travers leur sens commun qui voit en eux quelque chose qu’il est impératif et contraignant de faire.
Le Conseil peut d’ailleurs se sentir soutenu par une grande partie de la science du droit. En effet beaucoup d’auteurs, et non des moindres, Kelsen en tête, ont défendu l’idée que le doit est composé de normes qui ordonnent des comportements et y attachent une sanction (parfois assez largement assimilée à la contrainte qui peut être exercée pour faire exécuter la norme, cf Denys de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit ? Odile Jacob, 1997, p. 59 et ss.).
Le rapprochement se fait d’ailleurs d’autant plus aisément entre le descriptif et l’impératif que les formes de l’impératif sont en effet souvent identiques à celles de l’indicatif.
Le législateur, dans les textes de loi, adresserait des commandements, des « ordres », que ceux à qui ils sont destinés seraient « dans l’obligation de respecter ».
Ainsi l’employeur est, parce qu’une loi le prévoit, et dans les cas où elle le prévoit, obligé d’informer son salarié.
Que le texte de loi soit rédigé au présent de l’indicatif, au futur etc, parce qu’il s’agit d’un texte législatif, il doit s’entendre comme un impératif en ce sens là, et l’on peut penser à la lecture de la décision du Conseil que sont pour lui largement assimilés la référence au mode impératif et l’obligation juridique au sens usuel du terme.
Si l’affirmation des juges constitutionnels apparaît si naturelle, dans un premier temps, c’est assurément parce qu’il s’agit en effet d’une des caractéristiques communément rappelée du langage juridique que de « confondre » l’indicatif et l’impératif.
Alors que dans une conversation ordinaire « l’employeur informe le salarié » signifierait qu’un employeur est en train d’informer un salarié, ou qu’il existe un usage (corroboré par des faits que l’on est en train de décrire) que l’employeur à l’habitude d’informer ces salariés, dans un énoncé juridique, le même substrat, pour parler comme Kelsen, change de mode et devient un énoncé déontique, porteur d’une obligation, révélée par l’utilisation de ce que l’on nomme le mode impératif, ou ce que le Conseil appelle dans cette décision la "valeur impérative".
L’idée du Conseil que, en lui-même, l’indicatif vaudrait impératif, c’est-à-dire obligerait le destinataire de la norme, appelle quelques rapides remarques .
Cette idée, selon laquelle indicatif vaut impératif, est souvent traduite par l’idée que l’on pourrait remplacer, dans un énoncé juridique, le verbe à l’indicatif par une forme construite avec « devoir ». Ceci est soutenu par l’idée, que j’avoue avoir toujours trouvée assez étrange, que le droit positif est, globalement, du « devoir être », qui s’oppose à l’ « être », mode de discours que l’on trouve dans la science du droit.
Mais si on peut assez naturellement, dans un premier temps, soutenir que des énoncés à l’indicatif de type « X fait Y » (le Président signe les ordonnances) peuvent être remplacés par des énoncés de type « X doit faire Y » (le Président doit signer les ordonnances), l’affaire est plus compliquée pour d’autres énoncés juridiques également rédigés sur le mode de l’indicatif.
La constitution est pleine de textes qui ont la forme :
« Le Président de la République est élu pour 5 ans » ;
« La loi est l’expression de la volonté générale »
On note ici que remplacer ces énoncés juridiques par une formulation avec « devoir » (assimilé à un impératif) produit un changement dans la compréhension de l’énoncé.
« Le Président doit être élu pour 5 ans / La loi doit être l’expression de la volonté générale ».
« Il est impératif que le Président soit élu pour 5 ans / Il est impératif que la loi exprime la volonté générale ».
Les textes soit perdent leur signification pour le premier exemple, soit changent substantiellement de signification pour le second, en effet :
cela n’a aucuns sens de dire que le Président de la République doit être élu pour 5 ans. La Constitution veut bien évidemment dire que lorsque le président est élu il l’est pour une durée de 5 ans.
En quoi cet énoncé serait-il un impératif ? Il est évident que l’on ne peut pas produire un énoncé équivalent sur le mode impératif à partir de cette disposition de la Constitution. Quel serait le commandement adressé en termes d’action impérative dans ce cas ? « Sois élu pour 5 ans ! » ? Alors que l’on peut dire, en invoquant l’article 13 de la constitution, au Président qui refuse de signer les ordonnances, « Signe les ordonnances, c’est une obligation ! ».
pour la volonté générale l’affaire est un peu plus complexe, notamment depuis la fameuse décision du Conseil d’août 1985, commentée dans une note précédente, car on peut tenter de soutenir que le Conseil, par cette décision a donné à l’article 6 de la DDHC une signification qui implique que la loi doit être conforme à la Constitution et donc contrôlée par le Conseil, c’est-à-dire qu’il aurait par là prescrit à la loi d’être l’expression de la volonté générale.
Mais là encore quel impératif y a-t-il ici ? Qu’est-il obligatoire de faire si l’on se plaçe sous le texte de l’article 6 de la DDHC conçu comme une obligation impérative ? A qui pourrait-on adresser un ordre qui lui correspondrait ?
Une question intéressante surgit ici. On pourrait en effet soutenir que cet article 6 fait peser sur le législateur une obligation d’exprimer la volonté générale. Mais y a-t-il réellement dans la constitution une obligation pesant sur les parlementaires de respecter la Constitution ? Ce n’est pas si évident. On pourrait également soutenir que le législateur n’a pas à respecter la volonté générale (que l’on trouve paraît-il dans la Constitution depuis la décision de 85), ou en tout cas pas directement ; il agit et ensuite on peut juger de ses actes par rapport à la constitution et éventuellement à l’article 6 de la Déclaration, mais aucune obligation de respecter la constitution ou d’exprimer la volonté générale ne pèserait directement, comme un impératif, sur le législateur. Car, pourrait-on dire, même si cela était le cas, cela ne lui dirait absolument pas ce qu’il doit faire.
La difficulté à voir dans ces cas une obligation impérative, au sens de quelque chose qui nous oblige comme un impératif nous oblige, nous montre que ces énoncés ressemblent peut être plutôt à ce que l’on appellerait pour l’un (l’expression de la volonté générale) une règle constitutive, pour l’autre (la durée du mandat) une règle régulative ( ou normative, distinction issue de Searle, cf Jacques Bouveresse, La parole malheureuse, Ed de Minuit, p. 349 et ss ; et pour une analyse récente et spécifique au droit cf Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours, Le Seuil 2007, p. 405).
Ce sont des règles qui, pour le dire assez schématiquement, et en les attirant sur le terrain juridique dans la problématique qui est la mienne, ne contiennent pas d’obligations à proprement parler mais définissent, soit les conditions mêmes du jeu de langage qui est pratiqué, ce qui fait de ce jeu de langage ce qu’il est (ici le langage juridique constitutionnel), soit la façon dont on le pratique (la distinction dépasse celle entre le texte et la pratique d’ailleurs).
Il est concevable que le mandat du Président ne dure effectivement pas 5 ans (d’ailleurs c’est toujours le cas, si l’on décompte au jour près), alors qu’il n’est pas possible de dire qu’une loi n’exprime effectivement pas la volonté générale. Un président serait toujours président (au sens juridique du terme) même si son mandat durait plus de 5 ans, alors qu’une loi ne serait pas une loi si elle n’exprimait pas la volonté générale car il est impossible de donner un sens à cette hypothèse (qui n’en n’est donc pas une).
Ou plutôt, la phrase précédente n’étant, je le reconnais, pas très claire, la disposition de la Constitution sur la durée du mandat définit certes ce que l’on peut juridiquement dire sur le Président, mais a également pour fonction de permettre d’évaluer un comportement qui a lieu « dans la réalité », alors que la disposition sur la volonté générale définit aussi ce qui peut être dit sur la loi mais ne permet pas d’évaluer la loi à l’aide d’un fait qui pourrait y être confronté.
On peut dire que "dans la réalité" le mandat du Président n’a pas duré 5 ans, alors qu’on ne peut pas dire que "dans la réalité", la loi n’exprime pas la volonté générale, car on ne voit pas ce qu’elle exprimerait d’autre. Il n’y a pas d’alternative à ce qui est exprimé dans la loi.
Certes je dois avouer que l’exemple de la volonté générale est un peu ambigu et difficile à clarifier, à trancher, et que j’essaye sans doute de maintenir la signification qu’avait peut être plus certainement cette disposition avant 1985, même si je crois que l’on pourrait essayer de soutenir que les choses n’ont pas fondamentalement changé du fait de la décision du Conseil…
Peut être un autre exemple, celui de l’article 3 de la Constitution ( « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants….. ») serait-il plus clair .
L’appartenance de la souveraineté au peuple peut être vue comme une règle constitutive, qui ne correspond à rien dans la réalité (comme une proposition grammaticale chez Wittgenstein), au sens où elle n’est pas tirée d’une réalité qui serait que le peuple est effectivement souverain (qu’est-ce que cela voudrait dire d’ailleurs ?), mais cette règle permet de produire des énoncés qui donnent signification à la réalité en permettant de formuler des directives d’action qui permettent d’agir en conformité avec le droit, et des propositions qui permettent de décrire ces actions dans leur rapport avec les règles juridiques.
Mais, dans le jeu de langage constitutionnel actuel, cela n’aurait pas de sens de dire que la souveraineté n’appartient pas au peuple. Comme on va le voir infra rapidement la négation de l’article 3 n’a pas de sens (il est sans négation signifiante, comme le dit je crois Jacques Bouveresse des propositions grammaticales chez Wittgenstein) puisque c’est cette disposition qui est l’origine des directives, des actes et des propositions les décrivant.
Toujours concernant cet article 3, et pour revenir à notre questionnement précédent, le Conseil ne pourrait évidemment pas, dans ce cas, soutenir que l’énoncé n’a pas de valeur normative et, on peut constater que, de plus, il est bien rédigé à l’indicatif, comme un énoncé descriptif.
Mais, si on assimile, comme le Conseil, indicatif et impératif (au sens sans doute d’ "obligation pesant sur"), quel impératif se trouve ici ?
Peut-on remplacer ici « appartenir » et « exercer » par « doit appartenir » et « doit exercer » ?
Une première réponse assez instinctive ferait dire que si l’on ne peut pas ajouter "devoir" pour l’appartenance de la souveraineté on pourrait le faire pour l’exercice de celle-ci.
L’appartenance renvoyant à ce qui se présente comme un état dont le contraire est aussi inenvisageable qu’impensable et indicible (ce qu’on voit alors rapidement comme quelque chose de "naturel"), elle ne pourrait correspondre à une obligation et encore moins à un impératif adressé au peuple (« sois souverain » ?), en revanche l’exercice de la souveraineté par les représentants, qui renvoie plus à une action à accomplir (exercer la souveraineté) s’accorderait plus avec un devoir être car on pourrait concevoir qu’il soit possible de vérifier que ce sont bien les représentants, et seulement ces représentants, qui exercent la souveraineté.
Cette distinction pourrait être reflétée dans la jurisprudence constitutionnelle. On pourrait être en effet dans une situation (jurisprudentielle) où l’usage des verbes « appartenir » et « exercer » impliquerait des modalités différentes et donc des significations différentes quant à leur fonction dans un jugement pratique de constitutionnalité.
Il faudrait voir dans le détail comment le Conseil par exemple utilise l’« appartenance » de la souveraineté, quelle fonction il lui donne dans ses décisions, et comment il fait usage de l’« exercice » de la souveraineté, notamment à travers la notion de conditions essentielles d’exercice de la souveraineté. Si on peut envisager des conditions à l’exercice de la souveraineté, c’est-à-dire séparer dans l’exercice de la souverainté ce qui est essentiel ou non, il semble inenvisageable d’envisager des conditions à l’appartenance de la souveraineté au peuple. C’est-à-dire, quelque part, qu’on ne peut pas dire à quelles conditions la souveraineté n’appartiendrait pas au peuple.
Et si l’on compare ici l’appartenance de la souveraineté avec la durée du mandat présidentiel, la différence entre les deux énoncés apparaît plus clairement. On peut envisager quel serait le cas dans le lequel un Président resterait effectivement en fonction plus de 5 années, alors qu’il semble impossible de voir à quoi correspondrait le cas dans lequel la souveraineté n’appartiendrait pas au peuple, ou ce que serait le cas qui correspondrait à la proposition "La souveraineté nationale n’appartient pas au peuple".
[NB : toute cette discussion sur la différence entre les trois énoncés sur la volonté générale, la durée du mandat présidentiel et la souveraineté pourrait se décliner sous la forme de ce que Vincent Descombes poursuit, sur d’autres terrains, dans son ouvrage majeur Le complément de sujet (Gallimard 2004, notamment p. 424 et ss), à savoir ce qu’il nomme, dans des termes wittgensteiniens, une clarification grammaticale de l’usage des verbes "être", "exprimer et "appartenir", notamment et surtout dans leur rapport avec l’idée de sujet de droit ou de sujet juridique (le Pdt de la République est-il titulaire (attributaire ?) d’un droit à exercer son mandat pendant 5 ans ?). et plutôt que de se demander qui possède la souveraineté par exemple, il serait intéressant de se demander quel rapport au sujet "peuple" crée l’utilisation du verbe appartenir...et les confusions qui s’instaurent si on voit ici cette "appartenance" comme une appartenance d’un objet à un sujet sur le modèle juridique de la propriété. dire que la souveraineté appartient au peuple, est-ce dire que le peuple possède la souveraineté au sens de la propriété d’un objet ou dire qu’il possède certaines qualités, qui d’ailleurs lui sont attribuées par qui ? lui-même ou la Constitution ? le peuple constituant qui approuve la constitution le 28 septembre 1958 s’(auto-)attribue-t-il la souveraineté ?]
Ce qui ressort de ces quelques exemples est que l’on ne peut suivre le Conseil constitutionnel dans son assimilation de l’indicatif avec l’obligation sous une forme impérative.
Beaucoup d’énoncés dont il fait lui-même usage ne contiennent pas d’obligations, au sens où ce ne sont pas des impératifs adressés à un acteur, le législateur par exemple, qui pourrait lire dans ces énoncés un commandement pour sa conduite.
Le jugement pratique qu’opère le Conseil, qui consiste à juger des actes du législateur, a-t-il d’ailleurs besoin, comme préalable, de concevoir les énoncés juridiques, de la constitution ou de la loi, comme des obligations impératives ?
Et ceci quels que soient ces énoncés, même ceux qui semble se presenter le plus naturellement comme des commandements, du type « Le Président signe les ordonnances » ou « L’employeur informe les salariés ».
Ces énoncés n’ont pas besoin du statut d’énoncés porteurs d’une obligation ou d’un devoir-être, plus ou moins assimilé à un caractère impératif, pour
permettre à l’agent (Président ou employeur) d’agir de façon justifiée juridiquement ;
justifier et soutenir le raisonnement pratique d’un juge, d’un observateur, conduisant à l’évaluation de la conduite de l’agent en cause.
En conclusion on dira que l’important, en fait, est de voir que, contrairement à ce qui peut ressortir de la décision du Conseil constitutionnel, les énoncés juridiques ne peuvent pas faire l’objet d’une classification, d’une identification unique fondée sur leur caractère impératif. Les énoncés juridiques ne sont pas tous par nature, ou même par convention, des commandements obligatoires destinés à des agents. Ils ne sont (ne fonctionnent) également pas tous (comme) des énoncés prescriptifs, opposés, par nature, ou par convention également, aux énoncés descriptifs de la science du droit ou de la doctrine.
La variété des usages et des effets du vocabulaire juridique (vocabulaire dont la grammaire exprime ces usages qui sont avant tout pratiques) est trop grande pour entrer dans des distinctions binaires de type indicatif-impératif, être-devoir-être, descriptif-prescriptif...sauf à donner aux termes de celle-ci un sens assez appauvri, car trop exclusif et trop général.
Sans doute faut-il ici, comme ce qui concernait la régularité, rechercher les différences, plutôt que l’unité, qui existent dans les différents énoncés juridiques, en fonction de l’usage qu’on en fait, de la signification qu’on leur donne effectivement et du domaine du droit dans lequel ils ont une signification. Qu’est-ce qui en effet nous assure que le droit constitutionnel développe les mêmes usages, les mêmes significations des textes par exemple, que le droit social ou le droit pénal ? Qu’est-ce qui nous pousse à voir et à avoir dans toutes ces branches du droit des conceptions identiques de ce qu’est un texte, une norme, un destinataire de la norme, une sanction etc ?
Mais on ne saurait nier que le considérant du Conseil de janvier 2008 fait appel sur cette question à quelque chose de très bien ancré dans "l’Esprit du droit".
Si l’on a montré ici qu’il n’est pas exact de dire que l’indicatif des énoncés juridiques est assimilable à un impératif, au sens strict du terme, c’est-à-dire à un commandement, ni même d’ailleurs à une obligation si on entend par obligation quelque chose qu’il est par devoir-être, si j’ose dire, nécessaire de faire pour agir en conformité avec le contenu de l’énoncé, en revanche on ressent que les propos du Conseil constitutionnel expriment quelque chose de très naturellement associé à la règle juridique.
On pourrait soutenir en effet que ce qu’a voulu réellement dire le Conseil, c’est que le droit doit être conçu comme faisant peser sur les acteurs juridiques une contrainte, ou plutôt, a contrario, qu’il serait inconcevable que le présent de l’indicatif soit assimilé à l’absence de "force normative".
Il existerait donc, et pour jouer sur les mots, une obligation, extérieure au droit lui-même (si on est kelsénien) ou intérieure c’est-à-dire consubstantielle à l’énoncé juridique, de voir dans le droit quelque chose d’obligatoire, d’impératif, sous peine de perdre ce qui fait que le droit est le droit, et ceci que les énoncés juridiques soient rédigés à l’indicatif ou à l’impératif.
Le Conseil reprendrait légitimement l’idée que l’énoncé juridique n’est pas un énoncé théorique, pas une hypothèse, pas une description d’une situation, mais une proposition qui ne peut que viser à faire changer les choses, à faire agir d’une certaine façon. L’impérativité serait ainsi le critère de distinction de l’énoncé normatif de type éthique ou juridique, d’avec les énoncés des sciences de la nature.
Comme le dit Denys de Béchillon, "Apte à séparer l’éthique de la science, la référence à l’impératif permet donc de se repérer à l’intérieur du monde des normes"( Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, op. cit., p. 195). Dit autrement, l’impératif, largement pris comme synonyme de prescriptif, et donc ici opposé au descriptif, caractériserait le discours normatif par opposition au discours de description de la nature à l’aide de lois scientifiques.
Cette idée, que les destinataires des énoncés juridiques sont tenus de voir en ces énoncés quelque chose qui ne leur est pas simplement proposé, mais imposé, ou sont tenus d’y voir des énoncés qui doivent avoir une signification à réaliser, c’est à dire des normes, qui doivent, en tant que telles, entraîner un comportement (attendu comme conforme, mais qui peut ne pas l’être, la norme étant aussi un étalon de jugement des comportements qu’elle vise à diriger) ou permettre de sanctionner un comportement, cette idée est évidemment incontestable dans sa généralité.
Mais, en quelque sorte, elle ne résout rien, car elle ne donne aucune idée de ce qu’est, de ce que peut être, de ce que doit être, un acte conforme au droit.
On ne saurait être plus en accord avec Denys de Béchillon que lorsqu’il écrit que, "Cette norme, ce comportement, cette chose, cette attitude, sont-ils conformes à la règle ? Voilà la question clé, celle que le juge, notamment, ne cesse jamais de se poser, et sans laquelle le Droit ne servirait pas à grand chose dans nos sociétés" (Qu’est-ce qu’une règle de Droit ?, op. cit. p. 194).
Mais en revanche, cette question n’est pas nécessairement liée à celle à laquelle Denys de Béchillon la lie, de la façon dont il la lie, et avec les conséquences qu’il en tire, quand il poursuit en disant que "or il faut bien voir que cette question ne peut tout simplement pas se poser si le permis et l’interdit ne sont pas séparés en théorie(je souligne)".
On retrouve ici l’idée d’impérativité au sens fort, c’est à dire celui d’ordre, de commandement ou d’obligation. En effet, s’il faut distinguer a priori le permis de l’interdit, et que c’est au droit et à ses acteurs qu’incombe cette tâche, alors il est quelque part nécessaire de voir dans les énoncés juridiques en effet des commandements normatifs sur le mode d’impératifs catégoriques qui prescrivent des comportements et qui permettent, de façon binaire et irréductible, de trancher entre le permis et l’interdit.
Mais alors il faut répondre aux questions que l’on posait plus haut, en les transformant en "qu’est-ce qui est interdit dans les énoncés "La souveraineté nationale appartient au peuple (...) ", "La loi exprime la volonté générale", et il faut y répondre précisément, c’est-à-dire qu’il faut dire ce qui est effectivement interdit, ce qu’il est interdit de faire. Il faut donner une réponse pratique à une question pratique, à une demande de solution pour une action, pour un "que dois-je faire si je veux agir conformément à la Constitution", ou ne pas agir en contradiction avec elle (ce qui n’est d’ailleurs pas exactement la même question).
Ce que j’essaie de dire ici, c’est que la détermination de la nature des énoncés juridiques en termes d’impérativité, même au sens dont on vient de parler, instinctivement assez partagé par les juristes, ne correspond pas à mon avis à ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire en fait à ce qu’ils permettent de faire et à ce qu’on en fait. Et peut être surtout dans le domaine du droit constitutionnel.
S’il était possible de caractériser globalement la spécificité des énoncés juridiques, peut être pourrait-on dire que ces énoncés entrent bien dans la catégorie des énoncés normatifs, et sont constitués d’un ensemble de termes qui ordonnent les choses et ordonnent de faire quelque chose, mais peut-être, comme le décèle et le décrit très bien Vincent Descombes, plus au sens de l’ordonnance qui accompagne l’activité du médecin que du commandement qui caractérise celle du militaire (cf. Le Raisonnement de l’Ours "Note sur le syllogisme pratique", p. 122 ; et l’on fait par là disparaître le débat sur le droit mou et le droit dur, le commandement ou la régulation ; Denys de Béchillon reprend la même idée en parlant des impératifs juridiques conditionnels qui s’opposent aux impératifs catégoriques, cf op. cit. p. 206).
Si un impératif existe à propos des dispositions juridiques (on n’ose plus dire dans les dispositions juridiques), c’est celui de les prendre au sérieux dans leur fonction de soutien et de justification d’un discours pratique, dans leur capacité à nous donner des solutions à des questionnements pratiques dans un contexte particulier qui est celui de la recherche d’un comportement juste soutenu par des règles juridiques.
Source : theoriedudroit.net
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