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Le monde juridique comme volonté et comme signification

En cette période où la volonté est remise au devant des préoccupations politiques (ou de sa communication), il n’est pas inutile de se demander ce que signifie réellement cette notion, à quoi elle sert, notamment dans un discours normatif et dans ses commentaires. Si la devise de tout bon politique paraissait être devenue "je veux donc je peux" et rapidement "je veux donc je fais", les circonstances semblent rappeler, comme s’il en était besoin, que la volonté n’est pas transparente et que si volonté affirmée il y a, volonté réalisée il y a moins. Mais cela peut être également l’occasion, au delà du cas d’époque, de se demander si la volonté n’a jamais en réalité été et pu être la cause de quoi que ce soit.

Le concept de volonté paraît indissociable tout à la fois des réflexions sur le droit et sur la philosophie politique, même si comme le dit bien Nicolas Tenzer, « le terme semble relever davantage du champ de la philosophie morale (…) et n’est pas dénué de présupposition métaphysique »( article « Volonté » au Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2003).

L’idée que c’est de la volonté d’un acteur (individu, législateur, juridiction...) que naît la norme juridique est très répandue. Cette récurrence de l’appel à la volonté s’explique par le lien de cette notion avec le développement du positivisme juridique qui peut être vu, au delà des différents courants qui le composent, comme incarnant largement cette idée que le droit est le produit de la volonté humaine, notamment dans son opposition, sa lutte avec toute conception jusnaturaliste faisant appel à une quelconque transcendance pour fonder la juridicité.

Bien évidemment le positivisme est aujourd’hui un terme qui dispose de tant de significations qu’il n’en a peut être plus aucune en particulier, mais ce positivisme juridique (qu’il soit issu ou non du positivisme philosophique, cf Alain Renaut « Les positivismes et le droit », Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1988, n° 13, p. 11 et ss) s’incarne peut être le plus communément dans l’idée que le droit est le produit de la volonté humaine.

En ce sens, comme le dit bien Simone Goyard Fabre « en vérité, le volontarisme se tapit dans le positivisme lui-même » (« De quelques ambiguïtés du positivisme juridique », aux CPPJ de l’Université de Caen précités, p. 40). Tout positivisme est par là un volontarisme, notamment dans son opposition au jusnaturalisme et à toute conception transcendantale de la juridicité, mais également par sa conception du droit comme exercice du pouvoir mis en forme dans les cadre de l’Etat dernier garant de l’efficacité du droit (le positivisme trouve ici largement son fondement dans les idées de Hobbes et assume que seule l’autorité (étatique) fait qu’il y a du droit).

Cette inscription du droit dans la volonté a des visées idéologiques évidentes, faire du droit un phénomène spécifiquement humain donc politique et objet de luttes politiques qui peuvent être pensées en termes de rapports de pouvoir, de rapports de force. Comme le dit très clairement Michel Troper, « dire que les normes juridiques sont les significations d’actes de volonté, (…), signifie que la description de l’ordre juridique est en même temps une analyse de la distribution du pouvoir » (« Les théories volontaristes du droit, repris dans Pour une Théorie Juridique de l’Etat, PUF, 1994, p. 67).

Mais cet appel à la volonté a également une fonction indispensable pour la définition d’une certaine méthodologie positiviste et empirique.

Très largement dit, s’il doit pouvoir exister une science des normes qui se pense sur le mode d’une approche identique à celles des sciences sociales, alors il faut que son objet, ce sur quoi elle porte, soit quelque chose :

- qu’il est possible d’observer

- qui peut faire l’objet d’énoncé de type descriptif susceptibles d’être vrais ou faux.

Comme le dit Michel Troper à propos du second Kelsen d’après 1960, « la vérité est la correspondance entre la proposition qui décrit la norme et la norme elle-même. Autrement dit, la proposition de droit doit pouvoir être vérifiée empiriquement. Il faut donc que l’existence d’une norme soit un fait empirique, c’est à dire un acte de volonté » (« Les Théories volontaristes du droit », PTJE p. 63).

On le voit donc, dans cette perspective il faut voir les normes, les règles, sous un angle qui en permet la description comme on décrit un fait, seul objet qui peut être effectivement décrit.

Mais ceci, si l’on ne veut pas détruire la spécificité du droit et l’aborder avec une méthodologie de type sociologique, en préservant le caractère « normatif » du phénomène juridique.

On peut donc dire tout à la fois que le droit est un ensemble de normes, mais il faut faire de la normativité un processus qui peut être appréhendé sous un aspect factuel.

Dit autrement, il faut, en un certain sens, et pour un moment de la démarche, rapprocher le droit du fait, voire transformer le doit en fait (« Law as fact »).

Pour cela plusieurs voies sont possibles.

L’une consiste à dire comme Kelsen que « le Sollen de la proposition juridique n’a pas, comme le Sollen de la norme juridique, un sens prescriptif ; il n’a qu’un sens descriptif » (TPD p. 102), ce qui permet de décrire la norme qui relève du « sollen » (la norme est un commandement) sous la forme d’énoncés qui relèvent du « sein » (selon la fameuse distinction issue de Kant).

Une autre consiste à s’intéresser au processus d’apparition de la norme, de la normativité et à dire que le norme étant issue d’un acte de volonté, étant l’expression d’un acte de volonté dans un système qui lui donne valeur de norme, alors c’est cet acte qui doit être étudié car qui dit « acte » dit « fait » et qui dit « fait » dit science positive du droit.

Cette idée que la norme est la signification objective d’un acte de volonté, et que cet acte de volonté qui fonde la norme peut être l’objet d’une science empirique, ou pour le dire autrement que la norme juridique peut faire l’objet d’une science empirique valide car elle est l’expression d’un acte de volonté empirique qui peut donc être décrit dans des propositions susceptibles d’être vraies ou fausses, cette idée peut largement être assimilée au positivisme, pris à la fois comme théorie et comme doctrine (voire comme idéologie) juridique.

Cette idée qu’il y a une volonté humaine identifiable derrière chaque norme permet au positivisme de s’aventurer sur le terrain de la critique du pouvoir qui est à l’œuvre dans la production du droit.

Mais également, et cette idée est liée à la précédente, cet appel à la volonté vise à rejeter l’idée que le droit serait produit par un acte de connaissance, serait le produit d’un acte de connaissance.
On retrouve ici la célèbre distinction entre acte de volonté et acte de connaissance chez Kelsen, reprise par les courants positiviste, du normativisme le plus classique au réalisme le plus empiriste.
La science du droit, située sur le terrain de la connaissance ne produit pas de droit, mais des énoncés sur le droit, à la différence d’un interprète authentique qui lui, pas sa volonté inscrite dans le système juridique (appartenance et conformité à la norme supérieure) produit des normes juridiques.

Cette idée doit d’ailleurs sans doute plus se comprendre a contrario, en tirant les conséquences de ce à quoi aboutirait de soutenir que le droit est le produit d’une activité de connaissance.

Si il en était ainsi, si le droit était le produit d’un acte de connaissance, la science du droit devrait rechercher de quoi il est la connaissance. Et on arriverait vite à dire que le droit soit serait produit conformément à quelque chose qui n’est pas du droit positif et, pire, que l’on pourrait connaître (religion, droit naturel…) ou découvrir. On perdrait alors le cercle de la démonstration kelsenienne fondatrice de l’autonomie de la science du droit selon lequel le droit est produit uniquement à partir du droit.

De façon liée, s’il en était, ainsi les normes juridiques elle-mêmes pourraient être dites vraies ou fausses, comme les propositions de la doctrine peuvent l’être. On perdrait donc également l’objet de la science du droit car on perdrait le critère d’identification de ce qu’il contient, les normes juridiques, uniquement susceptibles d’être valides ou non valides, voire efficaces ou non efficaces (si l’on pousse jusqu’au positivisme réaliste).

L’affirmation de l’acte de volonté comme source du droit semble donc nécessairement lié à la définition d’une science du droit autonome envers les autres sciences et autonome envers des principes fondateurs ou justificatifs tirés de la nature humaine, de la morale, de la religion, de la société…

Mais ce volontarisme du positivisme est assez ambigu et peut être contre-productif pour la démarche empirique spécifiquement juridique ainsi même que pour sa objectif critique des idéologies.

En effet l’idée la plus commune relative à la volonté est que celle-ci caractérise ce qui révèle l’autonomie, la liberté de l’agent qui agit (la volonté est l’une des clefs de la réflexion sur le libre arbitre, l’action libre ; on retrouve ici l’opposition entre Descartes et Spinoza ; sur ce point cf Nicolas Tenzer, Dico de philosophie politique , p. 852).

On agit librement car, à la différence d’une machine, nous disposons d’une volonté (libre), qui, en se mettant en œuvre est la cause de certains actes. Mais l’on peut se demander sur cette première idée peut être et si la référence à la volonté ne servirait pas plutôt un processus de justification, non pas des actes mais de leur signification, de leur valeur.

- la volonté comme cause :

La volonté est ici conçue comme quelque chose qui est la cause de l’acte empiriquement observable.

Le parlement voudrait (librement) adopter une loi, et de cette volonté résulterait, comme un effet, la loi en question, au même sens où, pour me lever je dirais que je veux (librement) me lever, puis je me lève et alors je dis que le fait que je me lève est l’effet de ma volonté, que celle-ci aurait produit mon changement de position.

Mais cette idée est assez problématique, comme le dit bien Jacques Bouveresse, « la volonté libre est, par rapport au nexus causal, dans une situation contradictoire. Si elle doit pouvoir constituer, en tant que telle, le principe déterminant de notre action, il faut qu’elle soit affranchie de la loi de causalité, qu’elle ne puisse être l’effet de quoi que ce soit. Mais en même temps, il faut qu’elle puisse être une cause, elle ne peut entraîner une modification quelconque dans le monde sensible que par l’intermédiaire de la loi de causalité qui le régit intégralement » (Wittgenstein, la Rime et la Raison, Ed de Minuit, 2000, p. 117).

En effet si la volonté est cause d’un phénomène, elle doit être elle aussi un phénomène, ce qui est bien sûr intéressant dans la perspective de sa description empirique comme un fait, mais alors elle perd sa spécificité et on est entraîné dans une régression à l’infini, car il faut rechercher alors quelle est la volonté à l’origine de l’acte de volonté vu comme un fait, mais alors ce dernier sera également un fait et non la volonté, et ainsi de suite.

On entre alors dans une recherche sans fin du « moment » spécifique d’expression, d’exercice de la volonté, ce qui s’explique par la conception de la volonté, sous-jacente dans cette perspective, comme quelque chose qui vient s’ajouter à l’acte pour lui donner son caractère « volontaire » ou « libre », quelque chose que l’on pourrait identifier, observer et décrire comme un fait, cause de cet acte libre (cf, sur cette conception de l’acte de volonté comme quelque chose qui accompagne nos actes, Jacques Bouveresse, op. cit p. 132 not).

De plus on ne voit pas ce qui pourrait faire l’objet d’une observation si la volonté n’est pas vue à travers le fait qui serait son produit, on ne voit pas quelle serait la nature de ce qui serait observable et observé de cette volonté qui ne ramènerait celle-ci à un fait, à un phénomène Et qu’il s’agisse de décrire un mécanisme psychique, ou l’agitation de certaines zones du cerveau au moment de l’action, rien de tout cela ne serait de la « volonté », au sens de quelque chose d’autre qu’un fait empiriquement observable.

Et alors on ne voit pas également sur quoi d’autres que ces faits porteraient les jugements susceptibles d’être vrais ou faux. En aucun cas ils ne pourraient porter, pour rester dans les présupposés de la démarche positiviste décrite plus haut, sur une « volonté » conçu comme un genre de phénomène différent des faits dont elle présentée comme la cause.

On peut sortir de cette difficulté en voyant la volonté non plus comme la cause d’un acte mais comme sa signification, sa justification, en un sens particulier.

- la volonté comme signification :

On peut se sortir en effet de ce problème en disant que la volonté n’est pas quelque chose de différent de l’acte auquel on la rapporte, qu’elle s’identifie bien uniquement dans les faits, dans les actes, mais qu’elle n’est ni réductible à eux, ni un événement extérieur indispensable pour qu’ils se produisent.

Ici la volonté n’est plus vue comme une cause de l’acte mais comme ce qui permet d’en parler comme d’un acte ayant une certaine signification, une certaine valeur.

Le raisonnement est ici inversé : on ne cherche pas à savoir si et comment par exemple la Cour de cassation pourrait exprimer, exercer une volonté (guidé par l’idée d’une comparaison avec la volonté individuelle) en rendant un arrêt ; on dira que son arrêt exprime cette volonté et qu’on va donc lui imputer sa décision.

Et ceci uniquement car on a constaté un acte. Il y a acte, il y a auteur de l’acte, il y a imputation. Expression et exercice de la volonté sont alors confondus, ce qui, dit en passant (obiter dictum) n’est pas inintéressant pour analyser certaines formulations du Conseil constitutionnels sur la souveraineté et la volonté générale. Cette conception est également pratique en ce qu’elle évite un problème épineux qui est celui de l’existence d’une volonté des Institutions. En effet si l’on conçoit facilement d’attribuer une volonté à un être humain, attribuer une volonté à une institution à un agrégat d’êtres humains rassemblés mais qui disparaissent derrière l’institution à laquelle ils appartiennent est problématique car il paraît impossible d’attribuer une volonté (de type « acte volontaire » envisagé comme produit d’un acteur libre illustrant sous une conception largement psychologique de la volonté).

Mais ce qui apparaît ici surtout c’est que la notion de volonté ne sert en fait pas du tout à dire que l’acteur juridique agit (volontairement) ; la volonté n’est pas du tout quelque chose qui produit et caractérise l’acte en tant que fait. C’est ce qui permet de rattacher un fait, événement à une entité dont on dit alors qu’elle en est l’auteur.

Dire la Cour de cassation a exercé une volonté par un arrêt, ou dire que le législateur exerce sa volonté en adoptant une loi c’est dire qu’on décide d’attribuer à un juge ou au parlementaires, non pas l’origine de l’acte (au sens de cause), mais la responsabilité de cet acte, ce qui justifie une forme de responsabilité non pas sans volonté (comme les actes dit « involontaires »), mais sans causalité.

Car il faut voir que ceci implique qu’il s’agit là d’un jugement assez particulier.

Il ne s’agit pas d’un jugement de fait, car si l’on devait rester dans le domaine du fait, alors on retomberai sur les problèmes soulevés dans le premier point sur la conception de la volonté comme cause d’un acte.

Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur au sens strict, puisqu’il ne s’agit pas, dans un premier temps d’évaluer l’acte en le comparant avec des normes qui lui seraient extérieures.

Il s’agit donc d’un jugement de type « intermédiaire » qui consiste à observer que dans le jeu de langage juridique on impute des actes à des entités identifiés juridiquement sur un mode qui ne relève pas de la causalité, et qu’on en juge sur un mode qui n’est pas celui du jugement de valeur.

La norme juridique peut être dite « signification objective d’un acte de volonté », mais dans un sens du terme volonté qui se rapprocherait plus de l’idée, exprimée par la formule de Wittgenstein selon laquelle « les choses acquièrent de la signification par leur rapport à ma volonté », que c’est par l’exercice d’une volonté que se détermine, non pas l’existence d’un fait, mais sa signification, c’est à dire en un sens également sa valeur.

Ainsi il est toujours possible de concevoir la souveraineté comme liée à l’exercice d’une volonté, mais pas comme une volonté qui donnerait naissance à l’ordre juridique tel qu’il est, mais une volonté qui lui donne sa signification d’ordre juridique en lui donnant une certaine valeur.

Si parler d’une « volonté » n’est pas indispensable pour dire qu’un acte a lieu, elle semble nécessaire pour pouvoir parler de la signification (juridique) de cet acte, mais tout ceci implique qu’elle n’est pas à rechercher dans le processus, perçu empiriquement et qui préside à l’apparition de l’acte, mais dans la façon dont lui est donnée cette signification.

Ce qui importe alors dans l’évaluation des actes n’est pas leur rapport à une volonté initiale qui permettrait de juger de leur conformité, mais le processus qui leur donne leur signification, leur valeur. L’évaluation d’une norme juridique se confond alors avec la description de sa valeur.

Source : theoriedudroit.net