La volonté générale est-elle une norme constitutionnelle (comme les autres) ?
Cette note est inspirée par le billet du Pr Rolin sur le « nationalisme » du Conseil d’Etat qui transparaîtrait dans les propos du Vice-Président de cette noble institution devant la « Commission Balladur » consacrés au contrôle de constitutionnalité de la loi. Et particulièrement par les remarques critiques suivantes du Pr,
« Mais, par un mouvement dialectique singulier, cette révérence envers la souveraineté nationale qui a longtemps justifié que l’on ne puisse pas contrôler la loi qui en était l’expression, exige au contraire aujourd’hui ce contrôle car l’expression la plus élevée de cette souveraineté ne se trouve plus dans la loi, norme soupçonnée et dévaluée, mais dans la Constitution « fondement du lien social et civique ». Ainsi, à l’expression dynamique et continue de la souveraineté nationale contenue jadis dans la loi, s’oppose l’expression statique et originaire de la souveraineté nationale contenue dans la Constitution. »
Cette analyse du Pr Rolin, à laquelle j’avoue adhérer complètement, rejoint et complète des réflexions sur une évolution doctrinale et théorique qui touche plus particulièrement au contrôle de constitutionnalité des lois effectué par le Conseil constitutionnel et à l’un de ses modes de justification, à savoir l’idée que celui qui juge de la constitutionnalité de la loi juge en réalité de la conformité de la loi à la volonté générale, telle qu’elle est censée s’exprimer de façon plus « complète » ou plus « légitime », non plus justement dans la loi mais dans la Constitution.
Il est certain que l’introduction du contrôle de constitutionnalité dans la Constitution de 1958 est venu incontestablement modifier la conception que l’on pouvait se faire du mode d’expression de la volonté générale.
Nous serions donc passés, pour reprendre les termes de Philippe Blachèr dans sa thèse, d’un régime d’énonciation légicentriste de la volonté générale à un régime constitutionnaliste d’expression de cette volonté générale. L’existence d’une juridiction constitutionnelle chargée d’examiner la conformité à la Constitution des textes de loi votés, aurait transformé la conception qu’il faut se faire de l’énonciation de la volonté générale et de la fonction de la justice constitutionnelle en général, c’est-à-dire de tout acte juridictionnel qui consiste à confronter une norme à une norme de valeur constitutionnelle.
L’obiter dictum du Conseil de 1985 selon lequel « la loi votée… n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » a poussé certains auteurs à voir dans cet énoncé le fait que le Conseil constitutionnel vérifierait la conformité de la loi à la Constitution en vérifiant le contenu de cette loi par rapport à la volonté générale.
On pourrait en effet, selon ce courant doctrinal constitutionnaliste déduire de cet énoncé du Conseil que le contrôle de constitutionnalité consisterait en la vérification de la réelle, ou de l’effective, expression de la volonté générale par la loi, en référence à un contenu hypothétique donné à cette volonté générale au niveau constitutionnel. C’est d’une certaine façon ce contenu donné à la volonté générale qui serait effectivement recherché par le juge constitutionnel dans le texte de la Constitution lui-même.
Cette interprétation est celle que donne Philippe Blachèr lorsqu’il affirme que « le fait pour le juge de déclarer non-conforme à la Constitution une loi doit être appréhendé comme un refus de considérer qu’elle exprime la volonté générale que le Conseil cherche dans la Constitution. »
Ainsi le Conseil chercherait dans les normes constitutionnelles un contenu à cette « expression de la volonté générale », et une fois ce contenu trouvé, il serait en mesure de voir si la loi en cause exprime bien cette volonté générale. C’est-à-dire que le Conseil constitutionnel effectue, si l’on adhère à cette interprétation, un contrôle de conformité de la loi à la volonté générale.
Cette interprétation prend notamment appui sur une formule de Michel Troper selon laquelle « vérifier qu’une loi respecte la Constitution, c’est vérifier qu’elle exprime la volonté générale ». De cette formule on déduit alors rapidement que « le Conseil constitutionnel aurait implicitement défini sa mission de contrôle de constitutionnalité des lois comme la vérification juridique qu’une loi exprime bien la volonté générale », et pour le théoricien français, ceci implique que « la Constitution représente le texte le plus proche de la volonté générale ».
Il apparaît clairement que, si l’on se range à ce point de vue, le Conseil vérifierait bien que la loi exprime véritablement la volonté générale qui se trouve dans la Constitution, celle-ci étant la référence « la plus proche », c’est-à-dire sans doute, la plus conforme, de cette volonté générale qui doit s’exprimer.
Ainsi la chose semble être claire : le Conseil constitutionnel « chercherait dans la Constitution » le contenu de la volonté générale.
L’intervention du juge constitutionnel, interprétée à la lumière de la formule de 1985, amène en effet rapidement à identifier le texte de la Constitution, ou les principes constitutionnels, avec la volonté générale, même si celle-ci n’est pas explicitement qualifiée de « texte » ou de « principe de valeur constitutionnelle ».
Mais il est difficile d’adhérer facilement à cette conception de la volonté générale.
Rappelons en effet que, lorsque le Conseil constitutionnel énonce que « la loi votée, n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution », il s’agit bien évidemment d’une reformulation du célèbre article 6 de la DDHC qui prévoit que « La loi est l’expression de la volonté générale ».
Mais cette reformulation du Conseil constitutionnel fait-elle si naturellement de la volonté générale une norme qui pourrait prendre la place de la Constitution comme une des normes de référence pour le contrôle de constitutionnalité, ou plutôt d’ailleurs comme une norme qui s’intègre à toutes les autres normes constitutionnelles ?
La loi va « exprimer » la volonté générale si elle respecte la Constitution, mais le Conseil constitutionnel ne fait, matériellement et explicitement parlant, que vérifier que la loi est conforme à la Constitution.
L’opération (visible) de vérification porte non pas sur un rapport loi / volonté générale mais sur un rapport loi / Constitution.
Certes, l’expression de la volonté générale est soumise au respect de la Constitution, mais on ne peut conclure de cela que la loi respecte, dans le même sens, la volonté générale.
Le rapport de conformité qui est transcrit dans les arguments du juge constitutionnel est un rapport de conformité entre deux textes déterminés, la loi et la Constitution, et non pas entre un texte (la loi) et quelque chose qui n’a pas de support textuel, à savoir la volonté générale, conçue non plus comme une disposition de la Déclaration de 1789, mais comme ce qui s’exprime dans toutes les dispositions de valeur constitutionnelle.
Faire de la Constitution le texte qui exprimerait, qui « contiendrait », la volonté générale est en effet dans la logique de la conception constitutionnaliste juridictionnelle contemporaine.
Dominique Rousseau écrit, dans un texte consacré à la présentation de la notion par lui développée de « Démocratie continue », que « lorsque le Conseil affirme que « la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution », il signifie que cette dernière exprime ce sur quoi tous les citoyens s’accordent unanimement, et qu’en conséquence pour être générale la volonté de la majorité doit se conformer au plus près aux dispositions constitutionnelles qui expriment l’accord unanime des individus ».
Dominique Rousseau cherche visiblement par là à distinguer une volonté majoritaire législative parlementaire d’une volonté « unanime » constitutionnelle. Les dispositions de la Constitution bénéficieraient d’une reconnaissance unanime, ce qui ne serait pas le cas des dispositions législatives votées par les parlementaires qui ne seraient que la manifestation d’une majorité politique empirique et momentanée. La formule du Conseil sur la volonté générale montrerait donc que les minorités continuent d’intervenir dans le processus d’énonciation propre à la démocratie.
Cette conception suscite quelques interrogations.
Au delà du fait que, assez paradoxalement, elle conforte ce qu’Oliver Cayla appelle « la théorie métaphysique de l’identité souveraine originaire » (Mélanges Troper, p. 251), on ne voit pas en effet sur quel fondement juridique peut se baser l’affirmation selon laquelle la loi votée serait moins « unanime » que la Constitution adoptée en 1958.
En terme d’analyse strictement juridique, la loi votée est la loi qui exprime la volonté. L’ampleur empiriquement constatée de l’approbation parlementaire (ou populaire) ne peut en rien influer sur la qualification de l’acte ainsi validé.
Admettre la conception contraire reviendrait par exemple à soutenir que le Conseil constitutionnel n’aurait pas à effectuer son contrôle de constitutionnalité si la loi qui lui est soumise est adoptée à l’unanimité des parlementaires, suite à une procédure législative dans laquelle tous les acteurs l’aurait acceptée unanimement, et si l’opinion publique l’approuvait aussi unanimement. Or, on ne voit pas en quoi ce texte de loi serait ainsi exempt de toute contrariété à la Constitution. Le Conseil constitutionnel n’a pas à se conformer, lors de la mise en œuvre du contrôle de constitutionnalité prévu par la Constitution, à l’expression politique, morale, sociale, majoritaire, non plus qu’à l’opinion publique.
Et si l’on raisonne toujours strictement juridiquement, cette éventualité est difficilement concevable, les concepts juridiques n’ayant aucun compte à rendre, sur le mode de la conformité juridique, à une réalité autre que celle proposée par le système juridique lui-même, à savoir l’ensemble des normes constitutionnelles valides, pour le cas qui nous occupe.
Mais on perçoit bien ici en passant les conséquences ambigues qui tiennent au fait de sortir les concepts juridiques de leur contexte spécifique de validité, de signification, et particulièrement celui de volonté générale. Celle-ci n’a a priori constitutionnellement parlant aucun rapport avec d’autres « volontés », dont on aurait connaissance sur un autre mode que spécifiquement juridique.
Michel Troper pointe bien cette forme d’évolution conceptuelle lorsqu’il remarque qu’« il semble que l’idée commence à se répandre que la volonté générale n’est pas exprimée seulement par le Parlement et « même pas seulement dans la forme législative. Ainsi Mme Michèle Barzach voit-elle dans le Comité national d’éthique (…) « le laboratoire où pourront être inventés de nouveaux modes de déchiffrement de la volonté générale, de nouvelles manières de décider ensemble » ».
Il est alors tentant de faire du juge constitutionnel en particulier mais également des juges en général, les autorités qui auraient pour fonction de relayer des formes non strictement juridiques d’expression de la volonté publique, au sens ici d’opinion publique. Ceci revient alors, d’une certaine manière, à étendre la notion de délibération publique, ou politique, et à rapprocher les concepts juridiques particuliers relatifs à la formation de la loi avec ceux relevant de discours plus sociologiques, politiques, ou idéologiques.
En effet, présenter le juge constitutionnel comme l’institution qui représente des discours, des paroles, qui ne trouvent pas place dans la procédure législative, amène à définir des procédures concurrentielles d’énonciation de la volonté nationale (on n’ose dire « générale »).
Le Conseil devient alors naturellement, en tant qu’interprète de la constitution (mais le propos vaudrait bien évidemment pour le Conseil d’Etat) le « représentant » de minorités (parlementaires et sociales) et des revendications parallèles. La volonté générale devient alors de facto identique à l’opinion publique, la loi étant alors contrainte de respecter cette opinion.
Mais cette opinion publique n’étant pas bien évidemment retranscrite stricto sensu dans le texte constitutionnel, elle ne peut être fondée en référence à ces dispositions constitutionnelles. La notion de volonté générale est alors utile en ce qu’elle permet cet appel à une opinion publique « constitutionnalisée » permanente et juridiquement « pure » contre la volonté législative momentanée et issue d’une volonté largement idéologique.
Il est alors certain que l’on arrive à dépasser de cette façon le légicentrisme, mais quelque part également au prix d’un dépassement même du constitutionnalisme, pour en arriver à un « sociologisme » pluraliste dont la délimitation est d’ailleurs bien difficile.
Que l’on me comprenne bien, il ne s’agit pas de nier que des modes concurentiels d’énonciation de la volonté collective, commune existent et doivent même exister. Il ne s’agit pas de nier que la notion de souveraineté, dans ses modalité d’exercice et d’expression a actuellement tendance à se différencier et se décentrer du seul pouvoir législatif souverain vers d’autres pôles (européen bien sûr, mais national aussi par toutes les institutions et les procédés de régulation). Il s’agit juste ici de voir ce qu’implique ce phénomène général lorsqu’il est ensuite assorti de conceptions doctrinales qui tentent de modifier certains concepts fondamentaux pour le justifier.
Ainsi, donner (ou seulement chercher) un contenu "extérieur" à la Constitution à la notion d’expression de la volonté générale modifie radicalement la conception du contrôle de constitutionnalité des lois (effectué par le conseil constitutionnel ou les juridictions ordinaires), en en faisant le garant d’une notion matérielle de démocratie constitutionnelle ou, ce qui revient au même, de l’Etat de droit pluraliste actuel.
Mais ceci s’effectue au prix d’une perte peut être irréversible de la signification spécifiquement juridique de la notion de volonté générale et d’une révolution conceptuelle qui ne permet plus de déterminer si celle-ci doit relever d’une normativité juridique ou d’un autre mode de validité. Et concomitament, le producteur de la norme législative voit son action et sa légitimité d’autant plus dévaluées et dévalorisées.
De plus, et pour conclure, ce nécessaire appel à l’expression constitutionnelle de la volonté générale pose également beaucoup de questions si l’on transpose cette réflexion sur le terrain du contrôle de conventionnalité de la loi (et de la constitution...?). Peut-on, et selon quelles modalités, envisager qu’une "volonté générale" s’exprime dans les actes conventionnels qui justifierait qu’on écartât l’expression de la volonté du représentant du souverain national ?
Source : theoriedudroit.net
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